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Pour être acceptable en tant que connaissance scientifique, une vérité doit être déduite d’autres vérités.
Aristote, Éthique à Nicomaque
vers 340 av. J.-C.
Ça ressemblait à un hôpital. Il y avait quinze autres chambres, chacune munie d’un équipement standard et d’un matériel électronique complet. Le laboratoire et la salle d’opération se trouvaient au sous-sol. Gosseyn courut de chambre en chambre. Lorsqu’il se fut convaincu qu’il n’y avait personne, il entreprit une visite plus minutieuse des pièces.
Il se sentait mal à l’aise. Pas possible que cela soit si facile. Tandis qu’il regardait dans les placards et inspectait hâtivement des tiroirs ouverts, il conclut que le meilleur plan consistait à obtenir les renseignements qu’il voulait, puis à s’en aller. Plus vite il quitterait les lieux, moins il y aurait de chance que quelqu’un d’autre entre en scène. Malgré toutes ses recherches, il ne put découvrir une arme. Le désappointement qu’il en conçut aiguisa son impression de danger possible en provenance de l’extérieur. Finalement, il sortit en hâte sur la véranda devant la façade, puis sur la terrasse, derrière. Un coup d’œil rapide, pensait-il, pour voir si personne ne venait, et puis les questions.
Il en avait tant à poser.
C’est la vue que l’on avait de la terrasse qui le retarda. Parce qu’il comprit pourquoi il n’avait pu voir la vallée au-delà du jardin. Du bord de la terrasse son regard se perdait tout en bas, au fond des lointains bleutés. La colline sur laquelle s’élevait l’hôpital n’était pas, en fait, une colline, mais un des contreforts peu élevés d’une montagne. Il distinguait le point où la pente rejoignait l’horizontale. Il y avait aussi des arbres, en bas. Ils s’étendaient sur des kilomètres et se fondaient à l’horizon brumeux. Si loin qu’il pouvait voir, pas d’élévations de terrain de ce côté-là. Aucune importance, ce qui semblait clair maintenant, c’est qu’on ne pouvait accéder à cette maison que par la voie des airs. Certes, il était possible d’atterrir à un ou deux kilomètres de là, comme il devait l’avoir fait, et de marcher. Mais l’arrivée par air était un point essentiel du processus.
Pas particulièrement encourageant. Le ciel était vide, avec son atmosphère brumeuse ; la seconde d’après une machine chargée d’ennemis pouvait s’abattre sur la terrasse même.
Gosseyn respira lentement, profondément, joyeusement. L’air avait conservé sa fraîcheur d’après la pluie et lui donnait la force d’accepter le danger. La douceur extrême du jour apaisait son esprit inquiet. Il soupira et laissa le calme de cette journée baigner et pénétrer son corps. Il était impossible de déterminer l’heure. Le soleil restait invisible. Les profondeurs du ciel se masquaient de nuages presque immatériels dans le halo de cette atmosphère épaisse de près de deux mille kilomètres. Le silence reposait sur les choses, si intense qu’il était surprenant, mais pas inquiétant. Il y avait là de la grandeur, une paix jamais ressentie au cours de son existence. Il se sentait dans un monde où la durée n’existait pas.
L’impression se dissipa plus vite qu’elle n’était venue. Pour lui, c’est le temps qui comptait. Ce qu’il pourrait apprendre dans le plus bref délai possible risquait de conditionner le destin du système solaire. Il sonda le ciel d’un coup d’œil rapide ; puis il rentra et rejoignit ses prisonniers. Sa présence en ce lieu restait un mystère incompréhensible, mais par eux il pourrait au moins avoir un aperçu de sa situation actuelle.
L’homme et la femme se trouvaient encore à l’endroit où il les avait laissés. Tous deux, sortis de l’inconscient, le regardèrent avec anxiété. Il ne voulait pas leur faire de mal, mais leur faire conserver une certaine frousse. Il les regarda pensivement. En un sens, c’est seulement maintenant que sa pensée pouvait se concentrer sur eux.
Amelia Prescott, brune et mince, était une belle personne un peu mûre. Elle portait un boléro, un short et des sandales. Lorsque Gosseyn lui retira son bâillon, ses premiers mots furent :
— Jeune homme, j’espère que vous vous rendez compte que mon dîner est sur le feu.
— Dîner ? dit involontairement Gosseyn, vous voulez dire qu’il va bientôt faire nuit ?
Elle fronça le sourcil, mais ne répondit pas directement.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Ces questions rappelèrent désagréablement à Gosseyn qu’il ne le savait, au fond, guère plus qu’elle. Il s’agenouilla près de son mari. En défaisant le bâillon, il étudiait son visage. C’était une physionomie plus forte, vue de près, qu’il ne l’attendait. Seules des croyances positives peuvent donner cette expression à un homme. Le problème était de savoir si ses convictions reposaient sur Ā ? Ou cette force dérivait-elle des certitudes qu’un chef doit cultiver chez lui ? Il espérait que les commentaires de Prescott sur sa situation lui fourniraient la clef de son caractère. Il en fut pour son attente. L’homme le regardait, plus intensément maintenant. Mais il ne dit rien.
Gosseyn revint à la femme.
— Si j’appelle le service des roboplanes, dit-il, quelle est la formule à employer pour avoir un appareil ?
Elle haussa les épaules.
— Dire que vous en voulez un, évidemment.
Elle le regarda d’un air bizarre.
— Je commence à comprendre, dit-elle lentement, vous êtes sur Vénus de façon illégale, et la vie de tous les jours ne vous est pas familière.
Gosseyn hésita.
— C’est un peu ça, admit-il enfin.
Il revint à son problème.
— Je n’ai pas à donner un numéro d’enregistrement, ni rien de ce genre ?
— Non.
— Je compose leur numéro et je dis que je veux un appareil ? Je leur dis où l’envoyer ?
— Non. Tous les roboplanes publics sont en communication avec le système d’appel. Cela marche par réseaux. Les appareils suivent les réseaux électroniques et arrivent au vidéophone.
— Il n’y a absolument rien d’autre à faire ?
Elle secoua la tête.
— Non, rien.
Gosseyn trouvait ses réponses trop franches. Il y avait un moyen de contrôler ça. Un détecteur de mensonge. Il se rappela en avoir vu un dans une antichambre. Il alla le chercher et le posa à côté d’elle. Le détecteur dit :
— Elle dit la vérité.
Gosseyn, s’adressant à la femme, lui dit :
— Merci.
Il ajouta :
— Quel temps met un appareil à venir ici ?
— Environ une heure.
Un poste intérieur de vidéo reposait sur la table près de la fenêtre. Gosseyn sombra dans le fauteuil voisin, regarda le numéro et le composa. L’écran du vidéo, sur l’écouteur, n’eut pas un éclair. Gosseyn, troublé, le regarda. Il reforma le numéro ; très vite, et cette fois écouta attentivement dans le récepteur. Silence de mort.
Il se leva et courut au poste principal du living-room. Toujours pas de réponse. Il ouvrit le couvercle de visite et regarda le cœur de la machine. Toutes les lampes transparentes brillaient. Le dérangement devait provenir de l’extérieur. Lentement, Gosseyn remonta au premier. Une image se formait dans son esprit, une image de lui-même, abandonné sur cette montagne. Abandonné dans son corps et dans son propre mystère. C’était un monde opaque et intérieur qu’il avait sous les yeux. Il se sentit déprimé et crispé. Le charme était rompu. Son impression d’avoir la situation en main n’avait plus de sens devant ce qui arrivait au vidéophone.
Quelque part, dehors, les forces qui l’avaient déposé là attendaient. Attendaient quoi ?